Cette photo a déterminé ma vie, même si, le dire ainsi, paraît un peu grandiloquent...(beaucoup même!...et pourtant!...)
Je l'ai vue, la première fois, à l'âge de 22 ans....
Une bibliothèque entièrement dévastée par un bombardement...
Je sais le lieu, je sais les circonstances, mais qu'importe...surtout, mais qu'importe!...
Des lecteurs déambulant sereinement parmi les gravats, en quête de livres..
Une belle image, une image rare, plus que rare, de la victoire de la culture sur la barbarie....
Une image, aussi, du lecteur, de tout vrai lecteur, tout simplement...
La lecture comme résistance
à l'horreur,
à l'oubli,
à l'embrigadement des consciences....
et des corps...
Aujourd'hui...ils ne seraient pas trois..mais bien plus...
Des dizaines, des centaines...
A venir piller les rayons pour tout revendre au plus vite sur le net.....
Et à en être fiers...
Un monde en ruines....
Mais lisons-nous autrement qu'au milieu des ruines...
Lorsque nous lisons vraiment?...
J'ai vu cette photo...
Elle m'a marqué...traversé...construit...
J'ai passé des années à la chercher...
Internet est arrivé..J'ai cru ma quête enfin apaisée..
En vain...
Pendant de nombreuses années...impossible de la trouver...
Et puis, il y a deux ans..."un hasard objectif", comme les désignait
André Breton...
Fin de journée à Bruxelles, fin d'une longue promenade, d'une longue et savoureuse errance..à laquelle seule cette ville invite...que, seule, cette vite propose...impose...amoureusement...
Bientôt l'heure du retour, hélas...
Je décide, pardon, quelque chose en moi décide, de m'égarer, une dernière fois, dans une ruelle, sans raison, une ruelle, si j'ose dire, come une autre.....
J'ai à peine fait 20 mètres....brusquement,à ma gauche, (tout se passe, tout s'est toujours passé à ma gauche!...ce n'est même pas un choix..)... une boutique improbable..( une boutique de quoi?..Je ne peux dire..)...
En vitrine, en très grand format....cette photo!....
Je ne saurais dire le choc!...proche de l'évanouissement...une fois encore...
Je me précipite à l'intérieur et demande à la jeune femme si elle peut me vendre cette affiche!...Désolée, elle m'annonce qu'elle n'a que cet exemplaire et que, n'étant pas la propriétaire de la boutique, elle ne peut se permettre de défaire sa vitrine..Elle semble vraiment compatir devant ce fou prêt à tout pour repartir avec l'affiche...Cela prend alors l'allure d'un combat vital!..Elle me la propose en format carte postale...J'en prends 10 exemplaires... mais elle comprend, en même temps, que cela ne résoud rien...Ma quête délirante, je le sens à ce moment-là, devient étrangement aussi la sienne!...
C'est une urgence, une question vitale!...
Nous devons réussir!....
Il est tard, la boutique devrait déjà être fermée..
C'est alors qu'elle me propose de téléphoner au propriétaire, qui habite en dehors de Bruxelles!..Je lui explique ma quête ensensée...IL se dit prêt à fouiller dans ses stocks...S'il la trouve, il me propose de me l'apporter, à condition que je sois patient et accepte d'attendre une demi-heure au moins!....
Un instant, pour moi!..
Pour moi qui attend...depuis trente ans!...
Je le vois encore arriver avec ce précieux trésor..
Il est tard, très tard!..Je ne sais comment le remercier!...Comment les remercier!...
Je les vois encore...Nous restons, d'aileurs, un long moment à discuter, de la photo, mais pas uniquement...
Sentiment partagé d'appartenir à une étrange et chaleureuse confrérie...Ils sont visiblement aussi heureux que moi!...
Bruxelles, une fois encore, fait don de son génie...
Bruxelles, Vienne, Venise...Le reste est accessoire...
Le retour sur Reims, de nuit, avec cette affiche sur la banquette arrière de la voiture!..indicible bonheur, indicible état presque de transe!...
Elle orne mon bureau, désormais....Je ne m'en lasse pas...Je dialogue parfois avec ces trois personnages...des amis...plus que proches...Celui de droite, au premier plan, par exemple, qui ressemble, étrangement, à
James Joyce....Avec celui, à gauche, à l'arrière-plan, aussi...
Kafka, probablement....
Kafka pour moi!
La lecture abolissant l'horreur...Nous avons tant à nous dire tous les quatre....
J'imagine, souvent, un monde uniquement composé de lecteurs, de lectrices...mon utopie...
Un monde où les âmes et les corps déploieraient leurs possibles...
J'imagine les diialogues dans les rues...
Un monde sans soldes....
Un monde... à la page...